La notion de frontière est une réalité à la fois très formelle et en même temps tellement subjective. C’est en tout cas ce qu’a eu le temps de se dire Cedella Roman. Cette jeune française était en séjour au Canada chez sa mère lorsqu’elle est partie faire un footing sur la plage. Sauf qu’en faisant un léger détour pour prendre une photo, elle a franchi sans s’en rendre compte la frontière, non matérialisée. Or deux agents américains qui se trouvaient là, chargés de la surveillance de cette frontière, l’ont accusée d’entrée illégale aux Etats-Unis. Il s’en est suivi toute une procédure qui l’a amenée tout d’abord dans un bâtiment où on a pris ses empreintes digitales puis retiré tous ses effets. Elle a ensuite pu téléphoner à sa mère mais a malgré tout été emmenée dans un centre de détention de Tacoma dans l’Etat de Washington. Enfermée donc depuis le 22 mai, sa mère n’arrive que deux jours plus tard avec ses papiers, mais la jeune fille va malgré tout rester enfermée deux semaines, jusqu’au 6 juin, le temps de démêler l’imbroglio juridique. Après coup, elle témoigne de son choc : « Je me suis retrouvée en prison. Nous étions enfermés en permanence, et dans la cour, il y avait des barbelés et des chiens. Je vivais dans une grande pièce qui abritait soixante lits superposés et une centaine de migrants. On essayait de s’entraider, il y avait une bonne ambiance. Et voir des gens venus d’Afrique et d’ailleurs enfermés pour avoir essayé de passer la frontière, ça m’a fait relativiser mon expérience », mais malgré tout, dira-t-elle, « j’ai eu très peur, j’avais l’impression d’être une grande criminelle ». Au-delà de la frontière physique entre deux pays, ici en l’occurrence très floue, la frontière dans la distinction entre une personne lambda comme Cedella Roman qui s’est trouvée là par mégarde, des migrants qui n’ont rien à se reprocher mais qui essayent simplement de se refaire une vie, et des criminels, la non-différence de traitement est menue et étonnante. Dans la gestion du cas de la jeune française, franchement, quel manque de bienveillance et de lucidité. On peut comprendre qu’il faille un cadre juridique pour traiter de tout cela, mais lorsqu’il est aussi lourd et inadapté, on se dit qu’il y a quelque chose à revoir.
C’est d’ailleurs ce que se disent les dirigeants européens en lien avec la crise des migrants qui bat son plein. Les accords de Dublin, notamment, qui datent de 1990, sont devenus assez obsolètes ou en tous cas inadaptés. Au départ, la convention de Dublin visait à harmoniser la politique d’asile des Etats membres et contribuait à responsabiliser les pays aux frontières extérieures de Schengen en les obligeant à prendre en charge ceux qu’ils laissaient entrer. Mais cette règle imposant qu’une demande d’asile soit examinée dans le pays où le migrant est arrivé, crée des lourdeurs administratives énormes, des incohérences et des déséquilibres entre les pays, et des frustrations chez les migrants qui rêvent d’autres horizons et qui sont bloqués parfois presque deux ans avant qu’un premier examen de leur dossier soit fait. C’est entre autres pour ces raisons que certains bateaux d’ONG qui essayent de sauver des vies en Méditerranée doivent errer dans l’attente et dans l’espoir de trouver un port où proposer un peu d’humanité à des gens en grande détresse. Certes, le problème est complexe, certaines peurs légitimes, il faut gérer les opinions publiques et en même temps malgré tout faire preuve de bienveillance. Ce n’est pas simple.
En fin de compte, les frontières jouent un double rôle… et pas forcément celui que l’on voudrait leur assigner. Plus que simplement marquer l’altérité, la différence, donner un cadre, le plus souvent aujourd’hui les frontières fonctionnent en tant que limites, qu’interdits et ont un effet repoussoir. Ce n’est pas anodin qu’ici et là on érige des murs. Mais en communiquant ou en vivant ainsi les démarcations, non seulement les frontières jouent un rôle vis-à-vis de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur. On souhaite pouvoir empêcher les autres d’entrer, mais ce faisant, on se limite soi-même dans sa capacité de rayonnement, d’altruisme, de dépassement et d’ouverture. L’hospitalité a perdu de sa spontanéité. L’accueil manque de bonté et de générosité. Finalement, le risque est que l’on s’interdise soi-même la bienveillance. Et cela est vrai à un niveau national en lien avec les frontières géographiques de nos différents pays, mais il est aussi possible de se construire des frontières humaines, relationnelles, professionnelles ou spirituelles, qui nous privent peut-être de la richesse qui vient d’ailleurs, mais aussi qui nous retiennent de découvrir de nouveaux horizons. Et si les frontières de la bienveillance avaient justement vocation, non pas à retenir, à limiter, à enfermer, mais à mettre en route, à dépasser, à découvrir…, nul doute que ce pari de l’altérité, certes risqué, pourrait élargir positivement l’espace de nos vies. Et comme le dit la Bible, « l’homme dont le regard est bienveillant sera béni » (Proverbes 22.9).
Gabriel Monet
Le 28 juin 2018